7

L’UNIQUE VRAI SORTILÈGE

Autrefois, les sorciers cherchaient l’unique vrai sortilège qui ferait d’eux les maîtres du monde. Ceux qui prétendaient l’avoir trouvé passaient pour des aliénés. Je vis de mes yeux un de ces «cinglés ». Il se moquait des sorts qu’on lui lançait ; pour lui, penser à un enchantement suffisait à le concrétiser. Je ne l’ai pas jugé fou. Simplement, il semblait en paix avec lui-même, n’étant plus le jouet des obsessions et du vice. Il m’affirma que l’unique vrai sortilège était une femme : Mystra. Et que ses baisers étaient de miel.

Halivon Tharnstar, fidèle déclaré de Mystra

Contes du Sorcier aveugle

Année de la Wiverne

 

La nuit était chaude et paisible. Elminster compta ce que Farl lui avait presque fourré de force entre les mains. Il avait une dette…

Ses comptes faits, il regarda briller une pile de cent ducats. Au matin, ils auraient l’éclat de l’or.

Elminster était de nouveau libre de mener sa vie comme il l’entendait. Son trésor en bandoulière, il escalada les toitures pour la dernière fois, à la recherche d’une demeure.

Les volets entrouverts lui permirent d’apercevoir un autre couple de jeunes mariés, bien moins aisés que les Tourtrompette. Elminster avait été ravi d’apprendre leur union. S’introduisant dans la pièce à pas de loup, il les regarda dormir, le sourire aux lèvres.

La jarretière de la mariée était une œuvre exquise de dentelle et de rubans de soie. Elminster l’effleura…

Non, il ne l’emporterait pas comme trophée. Il n’était plus un voleur. Dans son sommeil, Shandathe sourit.

Sans un bruit, le bienfaiteur nocturne posa les pièces d’or entre les dormeurs, et les dernières sur le ventre de la mariée.

Puis il repartit sur la pointe des pieds.

 

De son perchoir, Elminster contemplait la façade délabrée du temple de Mystra.

D’où il était, il apercevait un cadenas sur la porte d’entrée. Les seigneurs mages ne toléraient aucun rival. Mais ils n’avaient pas osé profaner le temple.

Peut-être Elminster pourrait-il forcer la main de la déesse, comme elle avait forcé la sienne en le laissant devenir orphelin.

En tout cas, admit le jeune homme avec honnêteté, il était las de gâcher son existence en jouant les chats de gouttière pour subtiliser une babiole ou une autre… Cette nuit, décida-t-il, il allait frapper un grand coup et débarrasser Athalantar de la magie.

Détruire un de ses temples attirerait peut-être les foudres de Mystra sur la cité. Et s’il devait y laisser la vie… Peu lui importait.

Sur le linteau du temple luisait l’inscription : « l’unique vrai sortilège ».

Le cadenas fut facile à crocheter ; l’oreille aux aguets, le jeune homme se glissa à l’intérieur, laissant sa vue s’adapter à la pénombre. Les lieux semblaient déserts. Mais sa nuque se hérissa. Soudain, il comprit la raison de son malaise : un silence absolu. Haussant les épaules, il gagna une énorme rotonde dotée d’un autel de pierre circulaire.

L’irruption d’hommes portant des flambeaux fit reculer Elminster derrière un pilier. Il y avait au moins deux patrouilles.

— Déployez-vous, ordonna-t-on, et fouillez le temple… Que la lumière soit !

Les pierres elles-mêmes parurent briller. Tout le monde vit le voleur.

Le sorcier qui commandait le détachement fit un geste… et Elminster sentit un picotement, qui lui rappela ce terrible jour, à Heldon. Son corps ne lui appartenait plus. Désespéré, privé de sa volonté, il marcha vers l’autel.

— La loi exige qu’on exécute les profanateurs des temples, rappela un vieux soldat.

— En effet, confirma le sorcier. Préparez vos lances. Le sang frais, sur l’autel, me permettra de lancer un sort que je médite depuis longtemps.

Le jeune homme se maudit : venir ici avait été stupide. Ainsi, il allait mourir… sans avoir accompli sa vengeance. Son ennemi le salua :

— Je suis Ildru, seigneur mage d’Athalantar. Parle : qui es-tu ?

— Un voleur.

— Pourquoi une telle visite, cette nuit ?

— Pour parler à Mystra, admit Elminster, se surprenant lui-même.

— Pourquoi ? Es-tu un mage ?

— Non, les dieux m’en gardent ! Je voulais prier la déesse de m’aider à renverser votre tyrannie.

— Et pourquoi t’aiderait-elle ?

— Les dieux existent… Leurs pouvoirs sont réels. J’ai besoin d’eux.

— Oh ! La tradition veut qu’on étudie de longues années, et qu’on risque volontiers sa vie avant de prétendre dialoguer avec des divinités ! Quelle folle arrogance !

— Les seigneurs mages sont les plus arrogants de tous !

Les soldats murmurèrent ; d’un regard, Ildru ramena le silence. Puis il conclut :

— Assez jacassé. A moins que tu veuilles m’implorer… (Elminster fut tiré en arrière, sur l’autel.) Mais dis-moi, si je te libérais et étudiais tes dons éventuels, serais-tu loyal au trône du Cerf ?

— Pour toujours !

— Et aux seigneurs mages d’Athalantar ?

— Jamais ! cria le condamné.

— Bon, soupira le sorcier. Tuez-le.

Les soldats levèrent leurs lances.

— Pardonnez-moi, père, mère… J’ai essayé d’être un vrai prince ! cria Elminster, au désespoir.

— Quoi ? s’étrangla Ildru.

Déjà, les lances fendaient l’air vers leur cible.

— Ildru des seigneurs mages, je te maudis ! Puisse mon sang retomber sur ta tête et…

El s’arrêta. Il aurait dû être transpercé dès les premières syllabes !

Suspendues dans le vide, les lances étaient nimbées d’une curieuse lueur. Elminster se jeta à plat ventre, mais il eut le temps d’apercevoir deux yeux flottants juste avant qu’ils se volatilisent.

De la pierre nue jaillit une flamme qui engloutit les lances ; la lumière insolite enveloppa le jeune homme. D’autres flammes s’attaquèrent aux soldats épouvantés – sans les brûler. Comme englués dans un rêve, les hommes parurent dériver. Leur chef subissait le même sort.

Elminster se retourna et vit se matérialiser une silhouette féminine.

Un regard ambré se posa sur lui.

— Salut, Elminster Aumar, prince d’Athalantar.

Il recula. Jamais il n’avait vu aussi belle femme.

— Qui êtes-vous ?

— Quelqu’un qui t’observe depuis des années, espérant assister à de grandes choses.

Dans ses yeux dansaient les profondeurs fascinantes du mystère ; sa voix modulée caressait les sens.

Souriante, elle brandit un sceptre lumineux.

— Avec ceci, tu peux exterminer tes ennemis d’un coup. Il te suffit de prononcer le mot gravé sur le manche.

Le sceptre crépitant du bleu de la magie lévita vers lui. Elminster le saisit. Puis, sans un mot, il le posa par terre.

— Non. Se servir de magie contre des gens sans défense n’est pas bon. C’est exactement ce que je combats, ma dame.

— Oh ? Aurais-tu peur ?

— Un peu. En fait, je crains surtout de mal agir. Ce sceptre est chargé de puissance. Entre de mauvaises mains, il ferait beaucoup de tort. Je refuse de m’en servir à mauvais escient, au risque de détruire une partie des Royaumes ! Disposer d’un peu de pouvoir est toujours… agréable. Mais personne ne devrait disposer d’une puissance absolue.

— Qu’appelles-tu « absolue » ?

— Je hais la magie, ma dame. Un nécromancien a tué mes parents. Il a détruit un village en moins de temps qu’il en faut pour le dire. Nul ne devrait avoir trop de pouvoir.

— La magie est-elle mauvaise, selon toi ?

— Oui ! Ou peut-être… non. Mais le pouvoir absolu corrompt absolument.

— Ah. Une épée est-elle malveillante ?

— Non, belle dame. Mais dangereuse. Les armes ne sont pas à mettre entre toutes les mains.

— Qui arrêtera les tyrans et les seigneurs mages, en ce cas ?

— Vous cherchez à me piéger, ma dame !

— Non. J’essaie de te donner à réfléchir avant que tu émettes des jugements à l’emporte-pièce, si justes soient-ils. Alors, une épée est-elle malveillante ?

— Non, car elle ne réfléchit pas.

— Et ce sceptre ? (Secouant la tête, il ne répondit pas.) Si je l’offrais à un apprenti innocent et non à un seigneur mage, qu’aurais-tu à y redire ?

Elminster sentit monter sa colère. Tous les enchanteurs de la Création se piquaient-ils de vous rouler dans la farine avec leurs beaux discours ?

Pourquoi jouait-on toujours avec lui comme avec un gosse ?

— Je me prononcerais contre, ma dame. Nul ne devrait le détenir sans en connaître le fonctionnement et les dangers.

— Sages paroles chez un homme si jeune. La plupart des adolescents et des mages sont si capricieux et orgueilleux qu’ils feraient n’importe quoi pour un peu de pouvoir.

Sa remarque apaisa El. Au moins, elle l’écoutait. Qui était-ce ? Mystra postait-elle des magiciennes dans chacun de ses temples ?

— Je suis un voleur, ma dame, dans une ville soumise à de cruels thaumaturges. Les caprices et l’orgueil sont un luxe réservé aux riches imbéciles. Les voleurs, les fermiers, les mendiants et les petites gens doivent se contrôler chaque jour… ou en payer le prix.

— Que ferais-tu si tu devenais aussi puissant que ceux qui gouvernent ici ?

— J’utiliserais mon art pour les chasser et libérer Athalantar. Je réparerais un certain nombre de torts et d’injustices, puis je renoncerais pour toujours à la magie.

— Car tu la détestes. Et si ce n’était pas le cas ? Imagine qu’on te confère un tel pouvoir et qu’on t’ordonne de t’en servir ?

— Alors je tâcherais d’être un bon sorcier.

Les gardiennes des temples avaient-elles pour habitude de discourir toute la nuit avec les intrus ? Qu’importait ! Elminster appréciait de vider enfin son sac, de dire ce qu’il avait sur le cœur, et d’être écouté et compris – non jugé.

— Accepterais-tu de porter la couronne ?

— Je ne serais pas un bon roi, car je manque de patience. En revanche, je soutiendrais quiconque ferait un bon monarque. Car un sorcier responsable doit faire son maximum pour le bien de tous.

Elle eut un sourire éclatant. L’air vibra ; Elminster sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et sa peau picoter.

— T’agenouilleras-tu devant moi ?

Le jeune homme déglutit avec peine. Malgré sa beauté, il y avait quelque chose de terrifiant en elle. Une puissance infinie semblait jaillir de son regard et de sa chevelure. Tremblant de peur, il osa demander :

— Dame, quel est ton nom ?

— Je suis Mystra ! (La réponse éclata comme un coup de tonnerre.) Je suis la Dame du Pouvoir et de la Magie ! Je suis la Puissance Incarnée ! Des pôles gelés de Toril jusqu’à ses jungles les plus moites, je suis partout où est la magie. Regarde-moi, tremble… et aime-moi ! Ce monde est mon domaine. Je suis son seul vrai sortilège.

L’écho mourut. Les piliers de la rotonde vacillèrent. Elminster resta debout. Une douleur inconnue fit bouillonner le sang dans ses veines.

— Me défies-tu ? chuchota la déesse, interloquée.

— Non. J’aurais tant voulu que tu ne laisses pas mourir mes parents, ni ce royaume aller à vau-l’eau sous le joug imbécile des seigneurs mages. Pourquoi ?

— Que ressens-tu ?

— J’ai peur… mais je pourrais apprendre à t’aimer, avoua-t-il.

Une bienfaisante fraîcheur soulagea ses brûlures.

— Au nom de la liberté, je laisse carte blanche à ceux qui exercent mon Art. C’est ainsi que ces tyrans ont pu s’emparer du pouvoir. Si tu veux les renverser, pourquoi ne pas le faire avec leurs propres armes ? La magie serait un excellent outil entre tes mains. Et tu en serais plus digne que beaucoup, je te le redemande, ajouta-t-elle d’une voix dure, t’agenouilleras-tu devant moi ?

Lentement, il s’exécuta.

— Dame, si je dois te servir… je voudrais garder les yeux ouverts.

— Les hommes de ta trempe ne courent pas les rues ! (Elle redevint grave.) De ton plein gré et en toute confiance, tends la main. Ou sors d’ici. Choisis.

Sans hésiter, il tendit la main. Mystra la frôla du bout des doigts.

Le feu le consuma et l’emporta dans des abysses dorés… Des milliers d’éclairs foudroyèrent son cœur.

Aspiré dans un kaléidoscope démentiel, aveuglant et déchirant, Elminster voulut crier.

Puis il… disparut.

 

Mort de froid, Elminster revint à lui dans le temple, au même endroit. Ses ennemis étaient toujours statufiés.

A présent, non content de voir la magie, il la sentait !

Il était nu. Ses habits s’étaient consumés. Il lui restait l’épée du Lion. Mystra et son sceptre avaient disparu ; sur l’autel, scintillait une inscription de feu :

« Apprends la magie et parcours le monde. Tu sauras quand revenir à Athalantar. Adore-moi toujours avec un esprit vif et un manque total de servilité. Pour commencer, touche l’autel. »

Les lettres disparurent.

Obéissant à contrecœur, il toucha la pierre nue, crut entendre un gloussement…

…Et s’évanouit.